Derrida nativement numérique : la mémoire vive d’une « Archive »
par Aurèle Crasson et Jeremy Pedrazzi (ITEM, CNRS/ENS)
Acquéreur d’un ordinateur Macintosh dès 1986, Jacques Derrida fait partie de la première génération d’utilisateurs du traitement de texte dans le domaine des sciences humaines. L’ordinateur, il « ne l’a pas vu venir » et pourtant il a toujours essayé de prendre en compte les événements de la technoscience dans son travail de philosophe. Ayant longtemps résisté à l’usage de l’ordinateur, il n’a cependant eu de cesse de s’intéresser au traitement théorique de la technologie et de ses répercussions notamment sur l’écriture et l’archive.
De la machine à écrire sur laquelle il frappe très vite, laissant au passage de nombreuses fautes de frappe, il transpose l’usage et la logique à l’ordinateur, une « Machine à traitement de texte », comme il la qualifie, « à laquelle au fond je ne comprends rien » souligne-t-il. Le traitement de texte ne change, selon lui, rien d’essentiel dans « son rapport à ce qu’il écrit » – ne semblant pas distinguer la question de « ce qu’il écrit » de celle du comment il écrit. Mais si Derrida ne cherche pas à savoir à quoi la machine obéit, « ne pas savoir » ce qui se passe lui permet aussi de développer une économie pour le moins particulière de ses productions numériques qu’il nourrit d’inventions verbales et d’autres subtilités pour les nommer, les trier, les retrouver.
L’extraction « forensique » des données nativement numériques des disques durs et des quelque 380 disquettes du philosophe, associée à l’analyse du corpus Le toucher Jean-Luc Nancy a permis d’observer les idiosyncrasies de l’atelier numérique de Jacques Derrida et de noter au passage la façon dont la pensée et l’écriture font corps avec les instruments qui les portent. On s’intéressera notamment au rapport qu’entretiennent les traces exhumées de la « machine à traitement de texte » avec la notion de trace dans la pensée derridienne, à ce qui fait archive, voire à ce qui fait origine.