Déplacer
par Anna Arato & Nathalie Koble
« Cette visée, je la dis Transposition. – Structure, une autre. »
Stéphane Mallarmé, Divagations
Ainsi que l’a rappelé Paul Zumthor, les littératures médiévales étaient fondamentalement nomades. On l’a dit, le transfert y était en effet constitutif de la vie des œuvres de manière démultipliée : changement de langue, circulation des œuvres dans la variation (linguistique, dialectale, manuscrite), déplacement de support, réécriture, traduction, interprétation, adaptations… Pensé aussi bien au sens propre que figuré, le déplacement renvoie au motif central de la quête, inscrit dans l’espace spatio-temporel du voyage, en même temps qu’il désigne des pratiques d’écriture jouant sur la transposition registrale et formelle de corpus antérieurs, ou venus d’ailleurs, suivant des cheminements aujourd’hui difficiles à retracer.
Cet art médiéval de la transposition invite, à la lecture d’œuvres qui sont marquées pour nous sous le sceau de l’altérité, à repenser les notions de tradition, d’inscription et d’écart, d’emprunt et de réinvestissement, telles qu’elles se pratiquent au sein de réseaux littéraires, loin de toute revendication d’originalité. D’une communauté à l’autre, pendant toute la période médiévale, c’est la mise en forme et en fiction du savoir et de la sensibilité qui assure la valeur des œuvres, leur donne une structure. A leur rythme propre, les textes se sont développés autour de cette dynamique d’assimilation et de répétition inventive, qui fonde leur autorité sur des formes-sens en perpétuelle métamorphose et construit leur mémoire, au Moyen Age et au-delà. Ces structures étonnamment productives (quêtes, modèles allégoriques, formes strophiques, dialogues fictifs, triangulaires amoureuses…) sont souvent ce qui nous revient du Moyen Age littéraire, par-delà l’oubli.
Cette mémoire vivante est créatrice, elle est aussi critique. La présente rubrique voudrait être un observatoire critique de ces modalités de transfert, mises en valeur dans leur diversité, sans discrimination de langue ou de corpus. Faire dialoguer des textes qui s’inscrivent dans une même tradition poétique ou formelle, tout en portant une attention particulière aux diverses transpositions auxquelles ils donnent lieu, permet de reconstituer des chaînes de transmissions sur le temps long, souvent inattendues. L’inventivité des œuvres médiévales, en dépit – ou en vertu – de leur éloignement, souligne leur dépendance à des modes de pensée qui nous oblige à interroger nos propres positions critiques, à nous situer ; leur étude permet en retour de comprendre le contemporain dans sa plasticité.
Loin de nous abstraire du présent, le détour critique par le Moyen Age nous y ramène malgré nous, vigilants et, à notre tour, déplacés : « nous sommes embarqués » !