Anne-Marie Thiesse
Médaille d'argent du CNRS 2020
La médaille d’argent distingue des chercheurs et des chercheuses pour l’originalité, la qualité et l’importance de leurs travaux, reconnus sur le plan national et international.
Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS, est membre de l’équipe Transferts culturels de l’UMR 8547 Pays germaniques depuis 2008. Elle est médaille d’argent du CNRS 2020.
Le rapport entre littérature et politique au XVIIIe-XXIe siècle est au cœur des recherches d’Anne-Marie Thiesse. Cette période est marquée par l’émergence et les évolutions de la nation qui devient forme paradigmatique de l’Etat. Nombre de termes majeurs de la période contemporaine comme public, représentation, populaire, appartiennent d’ailleurs aussi bien au lexique politique qu’au vocabulaire culturel.
Un de ses premiers livres, Le Roman du Quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque (1984, rééd. « Points-Seuil », 2001) porte sur la « démocratisation littéraire » au tournant du XXe siècle, quand la généralisation de l’alphabétisation permet un accès massif à la fiction littéraire, sous forme notamment de romans publiés en feuilletons dans la presse. A cette occasion elle a mené une enquête d’histoire orale sur les pratiques populaires de lecture avant la Première guerre mondiale.
Écrire la France, le mouvement régionaliste de langue française (P.U.F., « Ethnologie », 1991) étudie un courant littéraire qui s’est développé à partir de la fin du XIXe siècle, avec l’essor de l’enseignement secondaire et universitaire en province. Le terme « régionalisme », alors un néologisme, exprime la volonté de combattre l’hégémonie culturelle parisienne et le centralisme politique. Mais le régionalisme ne porte pas la contestation de l’unité de la nation et se présente comme le mouvement de promotion d’une identité française enracinée dans les terroirs, le Peuple (en l’occurrence essentiellement la paysannerie), les traditions. La profusion des représentations culturelles de la France provinciale et rurale donne une grande vigueur à cette identité, autour de laquelle se forme un consensus national qui rassemble très largement par-delà les clivages sociaux et politiques. L’école primaire républicaine a recouru à la référence régionaliste pour l’enseignement civique. Ils apprenaient la France, l’exaltation des régions dans le discours patriotique (Éditions de la M.S.H., 1997) analyse des manuels scolaires régionalistes rédigés par des Inspecteurs d’Académie ou des Directeurs d’École normale durant la Troisième République et montre la constitution d’un système identitaire intégrant la diversité du local dans l’unité du national.
Dans le cadre d’une bourse de recherche de la Fondation Alexander-von-Humboldt, Anne-Marie Thiesse a mené une étude comparée du régionalisme français et de son équivalent allemand (Heimatkunstbewegung) durant la première moitié du XXe siècle. Cette étude a fait apparaître l’importance des transferts culturels dans la formation des identités collectives contemporaines et la nécessité d’adopter un cadre d’études transnational.
L’émergence de la nation, dans le sens contemporain du terme, est consubstantielle à la révolution idéologique engagée à la fin du XVIIIe siècle qui a récusé la division sociale en ordres distincts et transféré la légitimité de la souveraineté au peuple. Mais, pour faire naître ces imagined communities que sont, selon la formule de Benedict Anderson, les nations modernes, il a fallu élaborer de nouvelles cultures communes comme bases de sentiment collectif. Rien de plus international que la formation des identités nationales. Anne-Marie Thiesse a retracé dans La Création des identités nationales en Europe (Seuil, « L’Univers historique », 1999) l’élaboration progressive du paradigme identitaire commun (langue, histoire, héros, monuments, œuvres littéraires et artistiques, etc.)
A partir du XIXe siècle, des écrivains sont entrés dans les nouveaux panthéons des héros nationaux. Ils ont fait l’objet d’un véritable culte : fêtes commémoratives, pèlerinages vers leur maison de naissance ou de décès, érection de statues et monuments, ouvertures de musées. La constitution des histoires littéraires et la conception de l’enseignement littéraire pour l’éducation de la jeunesse sont devenues des enjeux idéologiques. La Fabrique de l’écrivain national, entre littérature et politique (Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2019) interroge les rapports étroits entre écrivains et nations dans un cadre global et des conjonctures politiques très diversifiées (« nationalisme ordinaire », nationalisme de guerre, fascisme et national-socialisme, internationalisme, luttes de résistance et décolonisation). En dépit des annonces sur son déclin, la littérature est encore de nos jours une composante majeure des identités nationales, mobilisée — ou réprimée — dans les affrontements idéologiques.