Quelle ontologie pour les archives de la théorie ?
par Benedetta Zaccarello (ITEM, CNRS/ENS)
On oublie souvent que, comme toute activité intellectuelle, la théorie s’écrit, se pratique et se vit. Elle traduit l’expérience individuelle, novatrice et presque idiosyncrasique d’une subjectivité pensante dans un alphabet conceptuel et dans un tissu verbal. L’ancrage matériel et existentiel de la production de théorie, son inscription dans un horizon de sens déterminé, la spécificité des dispositifs culturels impliqués, se heurtent avec notre image du discours abstrait comme neutre et universel. Le « je » de l’écriture abstraite est une chimère dont la tête effleure les hauteurs des concepts, tandis que le corps baigne dans les conditions et les situations déterminées de sa production, dont les manuscrits témoignent si bien. Le théoricien qui écrit est souvent le premier à oublier une telle synthèse que l’écriture opère nécessairement entre situation et ambition à l’universalité. Cette présentation cherche à comprendre quelle ontologie pourrait être mobilisée pour l’étude, la compréhension et l’édition des manuscrits liés à la production de discours théorique, suggérant une approche ciblant les réseaux plutôt que les individualités, les échanges plutôt que les éléments d’originalité, les déplacements liés à l’exercice du métier et aux contingences de l’existence plutôt que l’appartenance à une culture nationale. Une telle perspective permet de mettre en valeur le caractère diachronique, virtuel et performatif des archives de la théorie.