DÉSŒUVRER/UN-WORK — Pratiques artistiques du désœuvrement depuis 1945
École normale supérieure et École du Louvre
13-15 octobre 2021 (dates sous réserve)
Organisateurs :
Armance Léger (ENS-PSL, ED 540, EA 7410 SACRe)
Morgan Labar (ENS, département ARTS, EA 7410 SACRe),
Killian Rauline (École du Louvre)
L’objectif de ce colloque est de renouveler les discours sur l’oisiveté en art, prenant pour objet toutes les formes artistiques du désœuvrement (volontaire mais aussi, parfois, subi) du milieu des années 1940 à nos jours, interrogeant également le refus de faire œuvre.
Mots-clefs : désœuvrement, paresse, oisiveté, non-travail, refus, repos, absence d’œuvre, faire/défaire, processus créatif, productivisme artistique, stratégie, dépression, art contemporain, confinement
Argumentaire :
« Ne travaillez jamais ». L’injonction tracée à la craie sur les murs de Paris en 1953 par le jeune Guy Debord, reprise comme mot d’ordre par les étudiants et les grévistes de Mai 68, résonne aujourd’hui avec une acuité particulière. Jamais les termes de « décroissance » et de « lenteur » ne semblent avoir été tant employés. Les rééditions du Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880) et de L’Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell (1932) se sont multipliées depuis vingt ans, de même que les publications critiques sur la « valeur travail », jusqu’au très récent How to Do Nothing (2019) de l’artiste états-unienne Jenny Odell.
Aux dires d’André Breton, Saint-Pol-Roux faisait poser à l’entrée de son manoir un écritoire indiquant « Le poète travaille » lorsqu’il allait se coucher. Depuis, le capitalisme est parti à l’assaut du sommeil (Jonathan Crary) et digère jusqu’à l’improductivité. Car si le monde de l’art contemporain est hanté par des figures tutélaires enclines à l’oisiveté, ce sont désormais les médias et les « communicant.e.s » qui font de l’apologie du temps suspendu un leitmotiv. Celui-ci devient un argument de vente tout autant qu’une manière de se laver des accusations de frénésie capitaliste et de participation aux crises écologiques, sociales et financières. Au-delà de l’effet de mode, la mise à l’arrêt soudaine de la plupart des activités pendant le confinement d’ampleur mondiale a permis d’interroger dans des proportions nouvelles un modèle de société fondé sur l’accumulation, ouvrant des champs de réflexion et de création jusque-là marginaux et peu explorés.
Les artistes s’interrogent et nous interrogent : faire ou ne pas faire ? Produire ou ne pas produire ? Créer ou ne pas créer ? Faire, produire et créer, mais moins ? Depuis les années 1950, des poètes, peintres, sculpteurs.rice.s, performeur.euse.s, cinéastes et chorégraphes ont choisi de désœuvrer, au sens actif et transitif du verbe. Ces artistes ont pris le parti de faire œuvre tout en faisant moins, en ne faisant pas, ou en faisant autre chose, privilégiant le voyage, la fête, l’ennui… Ils et elles ont inventé des gestes et des opérations capables de déjouer toute attente vis-à-vis de leur statut d’artiste.
Le désœuvrement peut ainsi difficilement être abordé de façon univoque. S’il est subi, il peut dériver vers la mélancolie, voire la dépression. Lorsqu’il hérite du dandysme, il désigne une activité autant qu’une attitude, impliquant de façon paradoxale le ralentissement ou l’arrêt total de la pratique. Comme posture éthique ou politique, on peut y déceler la fermeté d’un refus face aux exigences de productivité et de travail adressées à chacun. Penser la question de l’improductivité artistique oblige donc à poser celle de l’activité et du statut de l’artiste dans la société et à envisager ce qui structure les mondes de l’art : institutions, réseaux de diffusion, circuits de production, marché.
En somme, que signifie, pour un artiste, choisir de désœuvrer ? Et quelle est la singularité du désœuvrement après 1945 ? Car le sujet n’est pas nouveau : Duchamp l’anartiste élevait de la poussière avec Man Ray et le XIXe siècle semble hanté de figures oisives (des « Barbus » de l’atelier de David qui venaient y jouer de la lyre au lieu d’y peindre à l’Oblomov de Gontcharov). Penser cette question depuis les années 1945 implique de prendre en compte les circonstances politiques, économiques et sociales, en particulier la place du travail dans la société du temps. À l’évidence, désœuvrer en 1950 n’est pas désœuvrer en 2020, ni en 1850. C’est une histoire du productivisme (y compris du productivisme artistique) qui pourrait se dessiner en creux, accompagnant les évolutions de l’idée de « travail » artistique.
Ce colloque est ouvert aux propositions d’artistes, d’écrivain.e.s ou de chercheurs.euses issu.es de différents champs disciplinaires. Celles des doctorant.e.s et jeunes docteur.e.s sont particulièrement encouragées. Les propositions de communications, d’ateliers, de tables rondes ou de performances pourront s’inscrire dans les axes thématiques suivants :
- L’artiste en (non)travailleur
On pourra s’interroger sur le statut (social) de l’artiste et de sa production en contexte capitaliste :
– L’artiste est-il un professionnel comme un autre ? Quid de l’amateur, du dilettante ?
– La pratique artistique peut-elle être pensée comme radicalement dissociée du monde du travail ?
– Y a-t-il une valeur spécifique du « travail » artistique dans le monde contemporain ?
– La réactualisation des figures du dandy et de l’artiste désœuvré s’inscrit-elle dans la continuité du romantisme ou dessine-t-elle une singularité propre à la période d’après 1945 ?
– Les organisations d’artistes en faveur du désœuvrement (par exemple la fondation Oblomov de Maurizio Cattelan ou l’Association des Temps Libérés de Pierre Huygue).
– La grève de l’art et l’importation de pratiques et formes d’organisation du monde ouvrier vers celui de l’art (de la Art Workers Coalition en 1969 au collectif « l’art en grève » formé en 2019 en passant par la biennale d’Alytus devenue en 2008 l’Art Strike Biennial).
- La stratégie du désœuvrement
Nombre d’artistes ont chargé leur désœuvrement d’une dimension stratégique. On pourra ainsi se demander :
– Désœuvrer pour ne pas faire recette : une tentative d’enrayer la marchandisation de l’art ?
– Quelle place occupe la raréfaction d’une production du point de vue de l’économie de l’art et de son marché ? Du point de vue du succès et de la notoriété de l’artiste ?
– Dans un mouvement inverse, produire délibérément trop constitue-t-il une alternative à la récupération d’œuvres risquant de devenir « victimes de leur succès » ?
– L’arrêt de la production artistique (ou son ralentissement) peut-il être un outil de résistance concrète aux institutions artistiques ?
– Désœuvrer est-il une façon de porter atteinte à la construction de la valeur symbolique de l’art ?
– Désœuvrer déjoue-t-il l’idée de chef-d’œuvre, ou au contraire, la renforce-t-il ?
– Désœuvrer a-t-il le même sens dans les années 1960 et dans les années 2000 ? Est-il une réactivation du mythe de la bohème ? Est-il encore possible dans les années 2000 ?
- L’œuvre du désœuvrement
Après plus de vingt ans d’interruption de son œuvre, Simon Hantaï déclarait à qui voulait l’entendre : « ils croient que lire ce n’est pas peindre ».
– Désœuvrer, est-ce toujours créer ?
– Le désœuvrement a longtemps été associé à la mélancolie puis au spleen. Le « rien faire » des contemporains en hérite-t-il également ? Quels rapports entre désœuvrement artistique et dépression ?
– Quelles sont les implications du désœuvrement forcé (qu’on pense au confinement récent aussi bien qu’au chômage de masse devenu structurel) dans le processus créatif ?
– À quelles conditions relève-t-il d’une posture oppositionnelle (résistance au marché, etc.) ?
– Quelle est la part du désœuvrement dans l’élaboration des mythologies d’artistes ?
– Quelle place pour la sieste dans la pratique de l’art ?
- Le désœuvrement récupéré
La description weberienne du productivisme comme injonction éthique semble aujourd’hui plus pertinente que jamais. Mais il ne s’agit plus seulement d’être productif, il faut être créatif. L’impératif de créativité a remplacé celui de productivité, dans une dynamique analogue à celle que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont désignée comme la récupération par le monde de l’entreprise de la « critique artiste » du capitalisme. Avec le confinement mondial, ce phénomène a été transposé massivement dans la sphère domestique et privée : il faut désormais être productif/créatif pour soi-même, jusque chez soi, jusqu’en soi…tout en faisant, paradoxalement, moins.
– Comment le désœuvrement est-il réinvesti par le marché et le monde de l’entreprise?
– Quelle est la place du désœuvrement dans la logique de maximisation des profits ?
– Les multiples injonctions à « profiter du confinement » construisent-elles une forme idéologique du désœuvrement ?
– Les nouvelles subjectivités produites par le néolibéralisme où l’individu est « appelé à se concevoir comme une entreprise » (Dardot et Laval) laissent-elles encore de la place au désœuvrement ?
– Désœuvrer permet-il de déjouer l’éthique (et désormais l’esthétique?) de l’entreprenariat de soi ?
Modalités de soumission des propositions et dates d’envoi :
Les propositions de communications, en français ou en anglais (400 mots), seront accompagnées d’un titre et d’une brève notice bio-bibliographique.
Elles doivent être adressées au plus tard le 30 mai 2021 en format word à : desoeuvrer@gmail.com
La liste des propositions retenues sera communiquée le 30 juin 2021.
Une sélection d’articles fera l’objet d’une publication.
Une première journée d’étude consacrée aux pratiques artistiques du désœuvrement en Europe (1945 – 1975) aura lieu le 25 mai 2021 à l’École normale supérieure à Paris et préparera le colloque des 14 et 15 octobre 2021.