Heine en conflits : histoire et interprétation
par Clément Fradin (Item, ENS) et Michael Woll (UMR Pays germaniques, ENS)
L’année 2022 marque le 225e anniversaire de la naissance du poète Heinrich Heine. Le projet recherche-formation « Heine en conflits : histoire et interprétation » vise à s’emparer de ce jubilé pour relancer la lecture d’un auteur qui est certes un « classique » de la poésie allemande et mondiale mais qui connaît aujourd’hui, peut-être, une certaine désaffection critique à l’étranger mais aussi en France.
Pourtant, la place occupée par Heine dans les études germaniques françaises, pays où Heine trouva refuge et où il finit ses jours, est centrale. Cette importance est du reste indissociable de l’École normale supérieure qui accueillit en 1968 dans « l’équipe Heine » un groupe de chercheurs du CNRS chargés de recenser et de classer les manuscrits de poète acquis deux ans plus tôt par la Bibliothèque nationale. En plus d’avoir contribué à la formation de plusieurs générations de germanistes aux parcours ultérieurs divers, ce moment constitua aussi, on le sait, le point de départ de la critique génétique et plus généralement un renouveau des études textuelles en France. Heine occupe ainsi une place à part tant dans l’histoire littéraire européenne que dans l’histoire de la théorie littéraire française mais aussi dans le rapport qu’entretiennent entre elles les traditions philologiques nationales, en particulier les traditions françaises et allemandes.
En dépit de la richesse des productions critiques des études heinéennes dans les dernières décennies il apparaît pourtant qu’une sorte de relativisme – ou de pessimisme – interprétatif s’est installé, l’attention se déplaçant notamment vers des approches historiques du phénomène Heine, délaissant le travail de lecture des textes. Il semble ainsi que la querelle autour de Heine soit passée d’une phase « engagée » à une phase « nostalgique » – quand elle n’est pas volontairement irénique. Là où, dans les années 1970, un travail doxographique avait été publié sous le titre Streitobjekt Heine (Jost Hermand), on met d’ailleurs aujourd’hui parfois en garde contre un trop grand « œcuménisme heinéen » (Paul Peters). Dans ce contexte, notre projet souhaite jeter un nouveau regard sur la discussion autour de Heine en posant la question, à partir des dernières œuvres poétiques parisiennes, du rapport entre l’histoire des sciences littéraires et l’interprétation des textes. Il ne s’agit donc pas de nous concentrer sur les images souvent unilatérales du poète produites par la critique mais de nous demander quel profit un regard informé sur l’histoire de la recherche – qui concerne l’interprétation, mais aussi l’édition, la traduction ou encore la provenance des archives et le rôle que cette histoire des documents a joué – apporte à la compréhension des textes et de leur logique propre. Autrement dit : comment et dans quelles conditions Heine peut-il passer du statut d’« objet de dispute », pour reprendre l’expression de Hermand, à celui de « sujet de dispute » ?
Ce projet de reconflictualisation des études heinéenes se traduira par un colloque à l’occasion du jubilé de décembre 2022 qui verra collaborer des chercheurs « senior » et « junior » venus de France et de l’étranger. Il s’appuiera aussi sur un atelier de traduction de certaines des lettres de Heine à son éditeur Campe qui entourent la parution du Romanzero auquel participeront des étudiants. En ce sens, notre projet emprunte une voie résolument exploratoire, appuyée sur un renouvellement de questionnements mais aussi générationnel. Il s’agit donc de retrouver une dynamique de recherche depuis l’histoire des conflits d’interprétation qui ont formé l’histoire propre de la critique heinéenne et dont nous entendons chercher les formes présentes en ouvrant un vaste champ d’enquête, à la croisée des philologies de plusieurs pays. Il s’agit donc, pour finir, de promouvoir la réflexion sur certaines des questions fondamentales de l’herméneutique critique et littéraire.