Comprendre les guerres pour le Vietnam. L’historiographie française au prisme du Vietnam et des Vietnamiens
Understanding the wars for Vietnam. French historiography through the lens of Vietnam and the Vietnamese
COMPRISE COMME l’ensemble des études académiques (et pas seulement historiennes) facilitant leur compréhension, l’historiographie des guerres pour le Vietnam s’est construite par strates successives étroitement liées aux grands enjeux politiques du moment. Nul doute que la fréquentation des femmes et des hommes qui ont fait et subi ces guerres, mais aussi des paysages de terre et d’eau qui en ont constitué le cadre, ont nourri et impacté la vision des « passeurs » français qui ont tenté de comprendre les causes, les modalités et les conséquences de la tragédie.
Encore inscrite dans le système colonial, la première génération incarnée par des Vietnamologues de l’EFEO (Paul Mus), des politistes (Bernard Fall) et des journalistes (Philippe Devillers), s’est attachée à étudier les motivations, les stratégies et tactiques des adversaires de la France dans la guerre décoloniale que celle-ci a menée contre la République démocratique du Vietnam entre 1945 et 1954, mais aussi les racines de la guerre civile qu’elle a contribué à alimenter en forgeant de toutes pièces un contre-État néocolonial. Leur fréquentation assidue du terrain leur a permis de mieux comprendre la force du tellurisme dans l’art de la guerre vietnamien, mais aussi la vigueur des hiérarchies parallèles et la résilience des populations. Alors résolument tiers-mondiste et, au minimum, sympathisante de l’idéologie communiste, une deuxième génération s’est identifiée à la résistance antiaméricaine en gommant, consciemment ou inconsciemment, les réalités les plus sombres du régime communiste vietnamien, comme ses responsabilités dans la prolongation voire dans le déclenchement de la guerre. De Charles Fourniau et Jean Chesneaux à Alain Ruscio, en passant par Georges Boudarel, Yves Lacoste et Gérard Chaliand, Pierre Brocheux et Daniel Hémery, les apports de ces historiens (ou géopoliticiens) sont nombreux, tant sur la longue durée historique et sociale des conflits que sur les événements plus ponctuels qui les ont jalonnés.
De François Joyaux et Hugues Tertrais à Benoît de Tréglodé et Pierre Journoud, en passant par François Guillemot, Bertrand de Hartingh et d’autres encore, la « génération 1975-1989 » a commencé à démystifier la guerre en fournissant une analyse moins militante et plus distancée, intégrant tous les acteurs et s’intéressant, la première réellement, aux guerres civiles qui ont traversé le Vietnam et les pays voisins. Éveillée politiquement à la chute du mur de Berlin et au désenchantement de leurs aînés vis-à-vis des régimes communistes dans le monde, cette troisième génération a souvent pris le contrepied de la deuxième, dans le contexte des révélations des atrocités perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge puis de l’occupation de ce pays par le Vietnam, de la guerre entre pays communistes et des Boat People, de l’implosion de l’URSS et de son empire, de la répression des manifestations de Tienanmen… Au contact d’un Vietnam réunifié mais pas encore apaisé, de Vietnamiens dont la parole s’est prudemment libérée à la mesure de l’ouverture, de l’internationalisation et de l’enrichissement du pays, ils ont tenté une synthèse plus équilibrée, sans toujours y parvenir. Sur le chemin d’une histoire totale des guerres au Vietnam et pour le Vietnam, il reste encore bien des sentiers à parcourir.
Pierre Journoud est Professeur d’histoire contemporaine et responsable des coopérations avec le Vietnam à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, il dirige le diplôme universitaire « Tremplin pour le Vietnam », cofondé avec Nguyen Thanh Hoa. Il a publié de nombreux ouvrages, contributions d’ouvrages et articles, sur l’histoire des relations franco-vietnamiennes, des conflits indochinois et des processus de paix, dont Dien Bien Phu. La fin d’un monde (Vendémiaire, 2019, avec la collaboration de Dao Thanh Huyen) ; De Gaulle et le Vietnam, 1945-1969. La réconciliation (Tallandier, 2012). Il a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur l’histoire des relations internationales en Asie-Pacifique, pendant et depuis la Guerre froide, parmi lesquels : La mer de Chine méridionale au prisme du soft power. Nouvelles approches franco-vietnamiennes d’un vieux conflit maritime (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2022) ; Un triangle stratégique à l’épreuve : La Chine, les États-Unis et l’Asie du Sud-Est depuis 1947 (PULM, 2022) ; L’énigme chinoise. Stratégie, puissance et influence de la Chine depuis la Guerre froide (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2017) ; La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques, de 1950 à nos jours (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2013). Actes d’un colloque international organisé à l’été 2020 à Montpellier, les derniers numéros de revue qu’il a codirigés portaient sur l’histoire transnationale de la francophonie (Relations internationales, n°188, automne 2021 ; et n°189, hiver 2022).
UNDERSTOOD AS all the academic studies (and not only historians) that facilitate their understanding, the historiography of the wars for Vietnam was built in successive layers closely linked to the major political issues of the time. There is no doubt that contact with the men and women who fought and suffered in these wars, but also with the landscapes of land and water that formed the framework, nourished and impacted the vision of the French ‘passers-by’ who tried to understand the causes, methods and consequences of the tragedy.
Still inscribed in the colonial system, the first generation, embodied by Vietnamologists from the EFEO (Paul Mus), political scientists (Bernard Fall) and journalists (Philippe Devillers), set out to study the motivations, strategies and tactics of France’s adversaries in the decolonial war that the latter waged against the Democratic Republic of Vietnam between 1945 and 1954, but also the roots of the civil war that it helped to fuel by forging a neo-colonial counter-state. Their assiduous fieldwork enabled them to better understand the strength of the tellurism in the Vietnamese art of war, but also the strength of the parallel hierarchies and the resilience of the populations. At that time, resolutely Third Worldist and, at the very least, sympathetic to the communist ideology, a second generation identified with the anti-American resistance by erasing, consciously or unconsciously, the darker realities of the Vietnamese communist regime, such as its responsibilities in prolonging or even triggering the war. From Charles Fourniau and Jean Chesneaux to Alain Ruscio, via Georges Boudarel, Yves Lacoste and Gérard Chaliand, Pierre Brocheux and Daniel Hémery, the contributions of these historians (or geopoliticians) are numerous, as much on the long historical and social duration of the conflicts as on the more specific events that marked them.
From François Joyaux and Hugues Tertrais to Benoît de Tréglodé and Pierre Journoud, via François Guillemot, Bertrand de Hartingh and others, the « 1975-1989 generation » began to demystify the war by providing a less militant and more distanced analysis, integrating all the actors and taking an interest, the first one really, in the civil wars that went through Vietnam and the neighbouring countries. Politically awakened by the fall of the Berlin Wall and the disenchantment of their elders with the world’s communist regimes, this third generation often took the opposite view from the second, in the context of the revelations of the atrocities perpetrated by the Khmer Rouge in Cambodia and the occupation of this country by Vietnam, the war between communist countries and the Boat People, the implosion of the USSR and its empire, the repression of the Tiananmen demonstrations… In contact with a reunified but not yet appeased Vietnam, with Vietnamese whose speech has been cautiously liberated as the country has opened up, become more international and enriched, they have attempted a more balanced synthesis, without always succeeding. On the road to a total history of the wars in and for Vietnam, there is still a long way to go.
Pierre Journoud is Professor of Contemporary History and responsible for cooperation with Vietnam at the University Paul-Valéry Montpellier 3, he directs the university diploma « Springboard for Vietnam« , co-founded with Nguyen Thanh Hoa. He has published numerous books, book contributions and articles on the history of Franco-Vietnamese relations, Indochinese conflicts and peace processes, including Dien Bien Phu. La fin d’un monde (Vendémiaire, 2019, with the collaboration of Dao Thanh Huyen); De Gaulle et le Vietnam, 1945-1969. La réconciliation (Tallandier, 2012). He has also edited several collective works on the history of international relations in the Asia-Pacific, during and since the Cold War, including: La mer de Chine méridionale au prisme du soft power. Nouvelles approches franco-vietnamiennes d’un vieux conflit maritime (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2022); Un triangle stratégique à l’épreuve : la Chine, les Etats-Unis et l’Asie du Sud-Est depuis 1947 (PULM, 2022); L’énigme chinoise. Stratégie, puissance et influence de la Chine depuis la Guerre froide (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2017); La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques, de 1950 à nos jours (L’Harmattan, coll. Inter-National, 2013). Proceedings of an international colloquium organised in the summer of 2020 in Montpellier, the last issues of the journal he co-edited dealt with the transnational history of the French-speaking world (Relations internationales, n°188, autumn 2021; and n°189, winter 2022).