Premier semestre 2023
La Littérature française en Chine. Les Premières Modernités, Babel-Littératures plurielles, n° 47
Sous la direction de YANG Zhen
| Résumé |
La littérature française est un signe de modernité pour les Chinois, d’autant qu’elle a été introduite dans l’Empire du Milieu en déclin, à partir de la fin des Qing. De nombreuses études insistent sur le rôle joué par cette littérature dans le rayonnement des valeurs républicaines françaises en Chine. Toujours d’actualité, cette « perspective du 4 Mai » est pleinement significative. Toutefois, centrée sur la modernisation, cette vision peut dissimuler la complexité de la question de la modernité dans la réception de la littérature française en Chine.
La modernité s’entrelace avec la tradition. Han Yiyu reconstruit la vie littéraire à l’ancienne menée par Lin Shu à la fin des Qing, vie qui l’a pourtant amené à traduire La Dame aux camélias en collaboration avec des diplômés de l’arsenal de Fuzhou. La modernité évolue de la fin des Qing à la République de Chine. Zou Zhenhuan montre qu’en 1923, en pleine époque du 4 Mai, la Commercial Press a estimé nécessaire d’annoter une traduction des Trois Mousquetaires réalisée par Wu Guangjian à la fin des Qing, avant de la republier. De même, comme le révèlent Guan Xianqiang et Zheng Guomin, il a fallu réécrire la traduction de Deux ans de vacances, réalisée entre 1902 et 1903 par Liang Qichao et Luo Pu, avant de l’inclure partiellement dans un manuel scolaire chinois du début des années 1920.
Même si dans l’ensemble, l’historiographie chinoise des littératures étrangères est un fruit du Mouvement pour la nouvelle culture, la publication de Falanxi wenxue [La Littérature française] en 1923, affirme Yang Zhen, renvoie moins à ce mouvement qu’à la vogue des encyclopédies datant de la fin des Qing. Wang Yunwu, rédacteur en chef de la « Petite Collection encyclopédique » dans laquelle est inclus Falanxi wenxue, ainsi que Yuan Changying, auteure de l’ouvrage, se tiennent tous les deux à distance de l’esprit du 4 Mai.
Les écrivains progressistes condamnent la littérature populaire de pur divertissement, inutile au progrès de la société. Chen Jianhua démontre quant à lui que la transfiguration de Napoléon dans la littérature populaire du début de la République de Chine témoigne d’une conscience collective démocratique et féministe, qui tourne en dérision le culte des héros. Dans le même champ d’étude que constitue la littérature populaire, Chen Shuo-Win révèle que Zhou Shoujuan, dans sa traduction d’Arsène Lupin, sacrifie des détails et des descriptions pour mieux servir l’intrigue, renforce le côté chevaleresque de Lupin en négligeant celui de voleur, et embellit les figures féminines en leur attribuant des vertus chinoises traditionnelles.
Lo Shih-Lung analyse de manière détaillée et approfondie des adaptations chinoises de La Poudre aux yeux et du Voyage de Monsieur Perrichon d’Eugène Labiche, dont l’une réalisée par Cao Yu, grand dramaturge, fut utilisée comme manuel d’enseignement à l’École nationale d’art dramatique. Les traducteurs, affirme Lo Shih-Lung, introduisent parfois des éléments chinois dans l’œuvre originale. Ma Xiaodong aborde les adaptations chinoises de Patrie ! et de La Tosca de Victorien Sardou. L’intensité émotionnelle des œuvres de Sardou et leur dimension socio-politique correspondent à la vogue chinoise des romans qui combinent le sujet de la révolution avec celui de l’amour. La crise nationale causée par la seconde guerre sino-japonaise rend encore plus populaire les deux pièces.
Angel Pino reconstitue deux listes établies à partir de 1947 à l’initiative du Bureau catholique central, qui proposent de traduire en chinois des œuvres en français et en anglais susceptibles de gagner le public chinois à la foi. On lit dans l’une des listes des noms d’écrivains français comme René Bazin, Georges Bernanos, Georges Duhamel, Antoine de Saint-Exupéry, Edmond Loutil, Joseph Malègue, François Mauriac et Raymonde Vincent.
Dans la section « Notes de lecture », complémentaire de celle des articles, nous y trouvons un ouvrage consacré à la littérature française dans les revues littéraires chinoises entre 1917 et 1937, trois volumes traitant respectivement de Stendhal, Montaigne et Proust en Chine, une dernière étude portant sur les romans policiers chinois de la fin des Qing et de la République de Chine, inspirés d’Arsène Lupin.
Le volume fait naître des visions kaléidoscopiques en abordant des figures littéraires françaises très diverses, des hommes de lettres chinois influents, ainsi que des institutions variées qui concourent à la fabrication chinoise du savoir sur la littérature française. En dehors de la question de la littérature française dans la Chine moderne, l’ouvrage s’attache également à donner à réfléchir de manière plus générale sur la littérature, l’histoire et les études culturelles, les contributeurs du recueil se recommandant à bien des titres à l’attention du milieu académique francophone.