La nouvelle énigme de l’induction : une métaphysique pour le XXe siècle ?
par Alexis ANNE-BRAUN (République des Savoirs, ENS)
Dans un ensemble d’articles et de conférences qui paraît sous la forme d’un livre en 1955, le philosophe américain Nelson Goodman examine une famille de problèmes qui, formulés d’un point de vue d’abord sémantique, mettent en difficulté les concepts de loi de la nature et de nécessité causale et suscitent ainsi une forme d’inquiétude philosophique. Ce texte, au premier abord ardu semble destiné à un public de spécialistes. En réalité, il pose des questions décisives qui ont exercé une influence considérable dans le champ de la philosophie du XXe siècle et plus largement dans les sciences humaines. Reconnaitre cette influence, travailler sur la réception longue de ce texte, c’est aussi réfléchir sur les opérations de re-traduction théorique et les transferts culturels qui ont accompagné sa réception et qui ont produit des effets différents aux États-Unis et sur le continent, dans le champ des sciences sociales comme celui de la philosophie
L’une de ces conférences porte sur ce que Goodman appelle « la nouvelle énigme de l’induction ». C’est dans ce cadre qu’est introduit un prédicat étrange et promis à un long avenir philosophique : le « vleu » (grue). L’introduction de ce prédicat, comme la solution que Goodman proposa de sa propre énigme (qui mobilise les notions conjointes de projection et d’implantation), jouèrent un rôle considérable dans l’élaboration d’une philosophie pleinement originale. Certains ont remarqué qu’elle fonctionna comme une métaphysique de rechange pour le XXe siècle (Devitt, 2004) : c’est-à-dire une métaphysique compatible avec le constructivisme social, un penchant pour le nominalisme, la défense d’une forme de relativité conceptuelle (Putnam 1981, 1990), ou encore le renouveau du kantisme et du pragmatisme dans la philosophie de tradition analytique. Il est clair que le « vleu » déborde au dehors de sa sphère première d’élaboration. Si ce texte s’inscrit comme un prolongement des discussions portant sur le concept logique de confirmation et s’il contribua à opérer la transformation de la philosophie de l’empirisme logique, il inaugure également une forme nouvelle de scepticisme philosophique (Kripke, 1982, Read 1995) et croise des questions relatives à une métaphysique des espèces naturelles (Quine 1969, Hacking 1991, 1993) et des modalités. Goodman avait raison de dire que le problème posé par le « vleu » est endémique. Selon l’adresse que l’on fixe à la nouvelle énigme de l’induction et selon l’interprétation que l’on donne de sa solution, nous voilà en effet aux prises avec les questions fondamentales de i) la structure du monde et/ou de la structure de notre entendement, ii) de la possibilité de la signification, iii) du rôle de l’esprit dans la construction du monde, iv) de la dépendance de l’ontologie envers la sémantique et l’épistémologie, v) de la fonction dévolue à l’habitude en épistémologie et en philosophie du langage, vi) du rôle joué par nos activités classificatoires et par nos concepts d’espèce naturelle, en science comme dans le monde social (Douglas 1992 ; Haslanger, 2012, 2019 ; Spencer 2013). Étant donné l’actualité de toutes ces questions philosophiques, il y a un sens à affirmer que, soixante-dix ans après sa formulation, nous n’en avons toujours pas fini du vleu.
Ce projet propose donc d’explorer les ramifications inattendues de ce texte de 1955 dans les discussions contemporaines, du côté des sciences humaines et naturelles aussi bien que de la métaphysique analytique, en passant par la critique sociale, l’ontologie sociale ou l’ingénierie conceptuelle.
Un colloque international organisé par Jean-Pascal Anfray, Alexis Anne-Braun et Mathias Girel aura lieu au mois de juin 2024.