« Make it new! Traduire la poésie »
(histoire, théorie, pratique)
« La poésie nous donne des équations des émotions humaines », écrivait Ezra Pound. C’est pourquoi, sans doute, elle ne saurait être glosée à côté d’elle-même sans résistance (« la poésie, dit encore Jacques Roubaud, dit ce qu’elle dit en le disant »). C’est aussi pourquoi elle est à la fois sans équivalent possible et infiniment traduisible, chaque langue renouvelant, dans ses mots, sa syntaxe et ses rythmes, formulations et formules poétiques en les inscrivant dans une histoire et des contextes, toujours traduisant.
La définition de Pound elle-même est prise dans un ensemble de poèmes, traduction à échelles multiples d’un poème chinois ancien de Li Bai, déplacé, « renouvelé » et renouvelant : abordée par le biais de commentaires de différentes époques, en plusieurs langues (le japonais retraduit en anglo-américain, l’anglais, le français…), l’anthologie chinoise du poète moderniste américain est en effet un modèle de transfert poétique, mais aussi de poésie conçue comme transfert et pensée en acte de ce qu’est la traduction. Traduction au carré, puis au cube, traduction en série : on doit sa version française à Pierre Alferi, qui a traduit des poèmes de l’anthologie au printemps 2021 pour la revue suisse l’Ours blanc, particulièrement attentive aux « taches blanches » que la poésie ménage d’une langue à l’autre, à ce dialogue entre les langues et leurs états qu’elle entretient, précaire et furtive, de sa drôle de banquise.
La poésie est consubstantielle à la vie d’une langue, quels que soient sa géographie, ses partis pris, sa tradition, ses procédés, ses supports, son horizon, l’âge et le point de vue de ses adeptes. Elle est son plus ancien art de mémoire, son potentiel expressif et rythmique, son jeu le plus économique, son support festif, spirituel ou politique. Qu’elle entretienne une relation particulière, conflictuelle, à l’épreuve de la traduction, tout lecteur, toute lectrice de poésie en langue étrangère le mesure, bien entendu, selon sa provenance et sa part d’altérité. Art de la « mise en équation » linguistique, la poésie porte déjà en elle (parfois malgré elle) le spectre d’un universel singulier, d’une ad-équation difficile, chute dans les langues d’un « haut langage », qui peut fasciner, ou faire fuir. Mais en pratique, la poésie est surtout affaire d’horizontalités, de transferts : les lignes de partage qu’elle dessine construisent des réseaux discrets, pour le dire aussi en langage mathématique, des séries qui déplacent et transforment, d’une langue à l’autre, d’un temps à l’autre, d’une mémoire à l’autre, entre les techniques et les arts, les pratiques et les usages de la langue, les communautés.
L’activité traductive est un ressort incontournable de cette ouverture : sa tâche, que Walter Benjamin avait reliée à l’inscription de la langue dans l’Histoire, porte en elle une équation particulière, qui est celle du passage du temps dans/par les langues. Toute traduction est de son temps ; elle accompagne, parfois précipite une dynamique de transformation qui fait « tache » : elle ouvre des possibles, toujours déplaçant.
Les dossiers qui nourrissent cette page virtuelle sur le site de Translitteræ voudraient explorer à leur manière cette dynamique inventive de la poésie en traduction.
Une « anthologie critique » rend compte au fil du temps des travaux théoriques relatifs à la traduction de poésie dans le prolongement du séminaire collectif « Make it new ! », animé au département de Littératures de l’ENS par Roland Béhar et Nathalie Koble chaque année : les fragments critiques sélectionnés sont choisis et commentés par les participant.e.s du séminaire et publiés au fil des semestres.
Un dossier d’archives, « Arlésiennes », restitue une partie de l’expérience de traduction collective animée au CITL d’Arles, en partenariat avec l’association ATLAS des traducteurs littéraires : 10 étudiant.e.s, accompagnés d’un groupe de traducteurs, traduisent collectivement pendant une semaine un fragment extrait d’une œuvre poétique en langue étrangère.
Enfin la troisième de ces rubriques, « PI-HI », co-dirigée par Roland Béhar et Nathalie Koble en partenariat avec Patrícia Lavelle (Université pontificale catholique de Rio de Janeiro), est ouverte aux intervenant.e.s extérieur.e.s : elle est consacrée à la publication d’une série de dossiers, polyphoniques et plurilingues, autour des dynamiques de transferts générés par la création poétique d’une langue à l’autre. La vie numérique nous a donné de nouveaux outils de transformation du réel, de nouvelles modalités de partage. Nous tenions à prendre activement part à la circulation poétique des langues dans le monde d’aujourd’hui : langue cible, le français y est ici langue – multiple – de traduction, pour partager d’autres façons de faire, de la poésie.
Inconnu, Mosaïque avec tête de Méduse (J. Paul Getty Museum)