Morten JELBY
Projet de thèse : Le poétique dans la pensée de Tanabe Hajime
« La discipline qui doit s’occuper du néant est la philosophie. La religion rencontre le néant et le dépasse dans la foi, l’art dans le sentiment ; mais il n’y a que la philosophie qui s’occupe du néant dans la connaissance depuis un point de vue académique. Depuis Aristote, la métaphysique a été définie comme l’étude de l’existence en tant que telle, de l’être lui-même ; mais si l’être est quelque chose qui ne peut être connu concrètement qu’à travers la médiation du néant, il convient mieux de définir la philosophie en termes de néant, aussi paradoxal que ceci puisse paraître à première vue. » (田辺元全集(Oeuvres complètes de Tanabe Hajime), Chikuma Shobô, 1963-1964, t. 9, p. 273, suivant la traduction donnée dans J. W. Heisig, Philosophes du néant, trad. S. Isaac, B. Stevens et J. Tremblay, Paris, Cerf, 2008, p. 158.)
Successeur et principal critique de NISHIDA Kitarô (1870-1945), TANABE Hajime (1885-1962) est souvent considéré comme le deuxième grand représentant de l’école de Kyoto, ce courant philosophique couvrant quatre générations depuis le début du XXe siècle. Tanabe peut être considéré non seulement comme l’un des fondateurs de l’école de Kyoto, mais de la « philosophie japonaise » au sens moderne : en effet, à l’instar de Nishida, son travail dépassé par sa créativité la simple réception de la philosophie occidentale, commencée un demi-siècle plus tôt. Dans le contexte de l’héritage intellectuel japonais, où priment le néo-confucianisme, le shintoïsme et différentes branches du bouddhisme, la pensée de Tanabe n’hérite pas, contrairement à ses contemporains européens, la lourde hypothèque métaphysique du subjectivisme cartésien, ni de l’idée de substance. C’est parce que Nishida et ses successeurs ont su mobiliser, dans un cadre occidental, les aperçus hérités du bouddhisme qu’ils ont réussi à remettre en question les fondements de la philosophie occidentale de leur temps. Le but est de fonder une philosophie première du néant absolu, pour emprunter le terme de Sugimura. La phénoménologie connaissant aujourd’hui en France un puissant tournant asubjectif, accompagné d’un regain d’intérêt pour la phénoménologie négative de Sartre, il est urgent de prendre acte de la richesse, jusqu’ici méconnue, de pensées qui peuvent nourrir une phénoménologie asubjective et négative.
Penseur d’une vaste érudition, Tanabe s’inspire dans un premier temps du néokantisme et ensuite de Nishida, de Hegel et de Heidegger avec qui il s’était lié d’amitié pendant ses études en Allemagne (1922-1924). Invité à l’Université de Kyoto par Nishida, Tanabe prend son indépendence dès la publication d’un article critique envers son mentor en 1930. Distillant de ses lectures minutieuses de Hegel une « dialectique de la médiation absolue » qui sera en un sens le fil conducteur de son œuvre, Tanabe attaque ce qu’il considère comme un mysticisme dans la topologie du néant absolu de Nishida. Malgré la détérioration de leur relation personnelle, il ne fait pas de doute que c’est en partie en réponse aux critiques de son jeune collègue que Nishida incorpore par la suite « le monde historique » dans son système. De 1934 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, Tanabe développe l’idée de médiation sous la forme d’une « logique de l’espèce » ou « du spécifique ». Cette conception de la médiation prend pour cible aussi bien Nishida que Heidegger, puisque l’espèce est pensée non seulement comme ce qui médie l’individu et le genre, voire le sujet et l’universel, mais aussi comme notre inscription dans un monde social. Cependant, Tanabe donne une inflexion nationaliste à son concept d’espèce, et sa philosophie entretient dès lors des liens troubles avec l’idéologie militariste qui mène le Japon au désastre de la Seconde Guerre mondiale. La prise de conscience de cette responsabilité motive pendant la guerre un tournant religieux dans la pensée de Tanabe : la philosophie est désormais conçue comme une “metanoétique”. Tanabe traduit le grec “meta-noia” par “repentir” : la « métanoétique » nomme le repentir en tant que méthode philosophique. Cette méthode peut être considérée comme une époché affective, qui, au lieu de mettre en suspens la thèse de l’existence du monde, suspend celle de l’existence du moi, réduisant celui-ci au néant. La méta-noétique classe la philosophie au-delà du noétique pour échapper au subjectivisme que Tanabe considère comme le mal absolu. Celui-ci voit dans la méta-noétique – par-delà la pensée – un recommencement radical de la philosophie, ou une « philosophie qui n’est pas une philosophie ». Il défend cette position dans son œuvre tardive en développant une dialectique radicalisée, « dialectique de la mort », dont la réflexion sur le symbole, manifestation du néant, et la poésie – notamment celles de Valéry et de Mallarmé – sera l’envers.
En tentant d’élucider la question du poétique chez les principaux penseurs de l’école de Kyoto, et tout particulièrement chez Tanabe, l’enjeu de nos recherches n’est donc pas exclusivement esthétique ; au contraire, elles concerneront aussi la mise à profit du concept du poétique et de la poésie dans cette philosophie première du néant absolu. Que nous dit la philosophie du néant du poétique entendu dans toute sa polysémie ? Et que signifie « la » poésie pour la philosophie du néant ? La phénoménologie contemporaine a tout à gagner à s’arrêter sur ces questions.