Paroles rituelles en mouvement
Circulation et traduction dans les Amériques indiennes
par Andrea-luz GUTIERREZ-CHOQUEVILCA (LAS, Collège de France)
Dans un essai récent consacré au dialogue entre Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss sur la question du langage poétique, la lecture structurale de la poésie a pu être confrontée à l’approche pragmatique des performances orales amérindiennes. Il est raisonnable en effet, d’envisager les langues rituelles amérindiennes comme une manifestation performative du langage poétique. Néanmoins, contrairement à l’interprétation qu’en donne Lévi-Strauss dans le Finale de L’Homme nu, le discours rituel amérindien ne saurait se réduire à un inventaire de paroles obscures, saturé de répétitions enchaînées dans un ordre d’apparence arbitraire. Sa valeur significative diffère du contenu sémantique littéral que peinent d’ailleurs à transcrire et traduire les ethnographes. Pour l’anthropologie linguistique, le langage rituel révèle, tout comme le langage poétique, la mutation d’un code : un métalangage voué à circuler entre des usagers (Gutierrez-Choquevilca, 2022 : 53-85). La multiplication des plans de lecture possible du signifiant indexés par la situation d’énonciation, laisse transparaître une élaboration secondaire du signifié, dont le déchiffrement suppose une connaissance très fine des langues étudiées et du contexte ethnographique dans lequel s’inscrivent ces performances poétiques. Suivant les intuitions formulées par les deux amis sur l’essence du langage poétique, je suggère que la fécondité mystérieuse des langues rituelles, comme celle du mythe, a partie liée avec sa nature de variante dans un jeu de transformations. Ce projet de recherche propose de suivre le fil de cette hypothèse en s’intéressant d’une part aux parcours de variations du sens situés au cœur de la création poétique amérindienne, et d’autre part, aux enjeux que posent à l’anthropologue les opérations de traduction intra, inter-linguistique et intersémiotique.
Les études consacrées aux langues rituelles amérindiennes soulignent la richesse pragmatique et sémiotique de ces textes. Mimétisme vocal, polyglossie, hétérophonie sont autant de dispositifs énonciatifs dont usent les Amérindiens pour communiquer avec des formes d’altérités non-humaines – esprits, animaux, ancêtres, comme en attestent les répertoires yagua, xavante, wauja et runa d’Amazonie (Chaumeil 1993 ; Basso 1986 ; Graham 1994 ; Menezes Bastos 2007 ; Gutierrez-Choquevilca 2011). La dimension intersémiotique est au coeur de ces échanges qui combinent dans certaines traditions, comme chez les Cashinaua ou les Marubo, la gestuelle et les répertoires graphiques à l’énonciation orale (Lagrou 2011 ; Cesarino 2016). La variété des formes sémiotiques va de pair avec une circulation intense au-delà des frontières ethniques et linguistiques. Les répertoires rituels amérindiens mobilisent, de façon explicite ou secrète, des incantations aux provenances géographiques variées, transmis à l’intérieur de vastes réseaux d’échange régionaux (Gutierrez-Choquevilca 2021 ; Vapnarsky 2021).
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