Rémanence des naturalismes/vérismes de l’Europe néolatine du XIXe siècle dans les cultures artistiques contemporaines (XXe / XXIe)
par Olivier LUMBROSO (ITEM-CNRS Centre d’étude sur Zola et le naturalisme)
Colloque 2025
A l’ère de l’explosion des industries culturelles, ce projet souhaite revisiter à nouveaux frais ce qu’on nomme la « vulgarisation » dans la culture populaire européenne des œuvres patrimoniales naturalistes. Cette diffusion prend la voie des « adaptations » dans les arts visuels (cinéma, B.D, séries télévisés, théâtre…) ou le chemin de la vulgate dite « scolaire » au sein des « transpositions didactiques ». Ces dernières ne se résument pas aux manuels des classes mais aussi à des « produits » dérivés médiatiques ludo-éducatifs (« docu-fictions », scénographies ou BD qui « romancent » la vie et les œuvres des écrivains…).
Les romanciers et romancières naturalistes du XIXe siècle, appartenant encore aux répertoires littéraires de nombreux pays, inspirent depuis une vingtaine d’années une « rémanence » dans les paysages culturels. Ainsi, en France, dans le cas de Zola, rien que pour la bande-dessinée, entre 2019 et 2022, on citera : Cédric Simon et Éric Stalner, La Curée, 2019 – Cédric Simon et Éric Stalner, Pot-Bouille, 2020. – Agnès Maupré, Au Bonheur des dames, Casterman. – Emmanuel Moynot, Mathieu Solal, Xavier Bernoud, Chantal Quillec, L’Assommoir, 2022. Ajoutons à cette liste la série télévisée tirée de Germinal, diffusée sur France 2, en 2021-2022, ainsi que plusieurs pièces de théâtre, telles que Zola l’infréquentable, au Théâtre de la Contrescape, en 2022-2023 ou encore Madame Zola, d’Annick Le Goff en 2020 au Petit Montparnasse sans compter les pièces de Zola, telles que Thérèse Raquin, qui ont toujours un franc succès. Dans d’autres pays de l’Europe néo-latine, des phénomènes de survivance similaires méritent d’être étudiés dans et entre les nations.
En Italie, on pourrait penser que les commémorations du centenaire de Giovanni Verga, en 2022, expliquent une vague de recréations ponctuelles. Il y a eu, en effet, un renouveau d’intérêt dans ce contexte : cinéma, séries, BD, audio-livres, musique et chansons. Cet espace de réécritures a dépassé les frontières nationales : Cavalleria Rusticana de Verga en 2023 est représenté à Venise, Prague, Vienne et Budapest. Pourtant, au-delà d’un phénomène de circonstance, le mouvement est plus durable, puisque d’autres œuvres véristes occupent le devant de la scène : I Vicerè de Federico De Roberto sous la forme d’une mini-série TV et d’un film. En 2014, Torneranno i prati d’Ermanno Olmi avait déjà adapté La Paura du même auteur. Sur le site de la RAI, on peut lire à propos de l’histoire édifiante de Consalvo : (…) il fait face à une jeunesse téméraire semblable à celle de beaucoup de jeunes aujourd’hui. Bientôt, il comprend qu’il doit changer, qu’il doit devenir un homme. Le voyage de Consalvo a un lien fort avec notre présent. Du monde qui l’entoure, fait de compromis et de corruption, Consalvo saisit une profonde leçon de vie et choisit de s’emparer du pouvoir.
Au Portugal et au Brésil, la fortune des adaptations d’Eça de Queirós est significative (la chaîne publique RTP en propose des archives). Outre les innombrables adaptations télévisées et cinématographiques, il existe également des adaptations pour les bandes dessinées, les mangas, les ballets, les livres audio. L’adaptation récente du roman O crime do Padre Amaro en feuilletons, réalisée par un jeune réalisateur, s’est distinguée par sa représentation de la réalité sociale portugaise. Des analyses parallèles pourraient être réalisées pour l’Espagne, avec l’œuvre d’Emilia Pardo Bazán et les nombreux documentaires sur sa vie : « Emilia Pardo Bazán, la condesa rebelde » (2011), « Emilia Pardo Bazán en Madrid » (2021), « Emilia Pardo Bazán, inclasificable » (2021).
Les corpus de ce projet seront constitués des œuvres issues des réceptions artistiques et médiatiques contemporaines d’écrivains naturalistes patrimoniaux dans l’Europe néo-latine (France, Italie, Portugal et Espagne). Il s’agira de comprendre les réfractions des œuvres véristes et naturalistes dans les formes nouvelles de la série télévisée, du cinéma et de la bande dessinée, dans les arts visuels, la publicité aussi : toute une imagerie littéraire, scénographique et visuelle, médiatique et numérique est ainsi à appréhender pour saisir les manières de relire les écrivains et de produire des représentations collectives des littératies naturalistes.
Du point de vue de la méthode, au-delà de l’idée traditionnelle « d’adaptation », sera adopté le point de vue des transferts culturels attentif à la fabrication des « représentations » feuilletées. Ces dynamiques complexes engagent des langues, des langages, des valeurs, des contextes et des situations. Comment les recréations locales revisitent-elles les thématiques naturalistes de la justice sociale, de l’organisation du travail, des milieux sociaux, des déterminismes de l’argent et du pouvoir ? Ainsi, il s’agira de ne pas réduire les transpositions à de simples ou pâles imitations. Comme l’écrit Jean-Michel Pottier à propos des BD zoliennes : N’est-il pas tout aussi fructueux de [les] considérer comme de véritables expériences artistiques qui font de l’œuvre de départ non pas un prétexte mais un socle ? Ces deux dimensions, le transfert et la création, orientent la lecture que l’on peut faire de ces ensembles, souvent encore injustement décriés. (Les Cahiers naturalistes, 2023). Ainsi, ce projet vise à réinterroger des re-créations plus que des adaptations. Que disent ces dernières des virtualités de sens et des possibles interprétatifs des œuvres ? Parce qu’elles sont dialogiques et palimpsestuelles, les « adaptations » aident à relire, à mettre en débat les lectures possibles des œuvres repositionnées par rapport à leurs sources, négociant avec les discours et les genres contemporains. Intéressé par la nature et la forme des objets, le projet tiendra compte aussi, via des entretiens ciblés, des lecteurs fabriquant les réceptions.
La réussite d’une transposition tient au dépassement des lectures existantes de l’œuvre source. Que ces adaptations soient inscrites dans une manière de pure illustration ou qu’elles adoptent une configuration originale, elles permettent une relecture de l’œuvre, une façon de repenser la fiction, parfois en resserrant le volume, mais souvent en en dépliant le sens. Dès lors, en nous appuyant sur les hypothèses de Brhun (2013), qui à son tour passe en revue les contributions théoriques de Robert Stam (2004) et Kamilla Elliot (2003), nous supposerons que lorsqu’une œuvre littéraire est adaptée, le texte original lui-même change. Cette transformation se produit dans la réception de l’œuvre, dans la mesure où le lecteur, déjà familiarisé avec le texte, va réviser sa propre interprétation de l’œuvre à la lumière de la nouvelle lecture/interprétation proposée par le réalisateur. Comme l’estime Celia Vieira : En regardant le film, le lecteur effectue un aller-retour entre l’œuvre originale et l’œuvre adaptée afin d’accepter, de refuser ou de discuter ce que le film apporte au livre et de repositionner sa perception de l’œuvre dans un nouveau contexte et dans un nouveau média. (Vieira, Célia (2023). « Teoria e prática da adaptação : Fernando Namora », in Fernando Namora e a Literatura Comparada. Évora, Universidade de Évora (à paraître).
La question de « l’adaptation » soulève une question plus large, celle de sa fonction sociale dans la culture contemporaine. Le processus d’analyse comparative n’exclut pas l’identification des similitudes et des différences issues du transfert, mais il nous amène aussi à considérer que les deux discours sont relus/révisés par la transformation. Cette notion de dialogue entre les médias naît d’un concept actif du lecteur/spectateur qui, loin d’être un destinataire passif, est une entité qui participe à la création de sens et qui confronte sa lecture/interprétation à celle issue de la lecture faite par le réalisateur. Le sens créé par celui-ci sollicite activement la mémoire du lecteur, enclenche une révision de ses premières lectures, modifiant, amplifiant ou minimisant les aspects acquis par la perception originelle. Le processus d’adaptation converge vers le concept de « texte fluide », théorisé par John Bryant (2013). Il signifie que toute œuvre qui existe dans de multiples versions ne peut pas être considérée comme un texte fixe, mais comme un work in progress, muable et adaptable aux contextes, susceptible de réinterprétations découlant de ses adaptations.
En somme, ce projet aborde la réécriture ou la révision du texte original comme une lutte contre l’amnésie culturelle, elle établit l’acte d’adaptation/révision comme partie intégrante de la nature évolutive et ouverte de celui-ci. L’adaptation fait partie du processus de repositionnement de l’œuvre dans une culture donnée, par la création de nouvelles facettes de son identité et par l’effacement d’autres aspects de son identité passée. Par ce biais, la question de l’adaptation dépasse l’horizon de la comparabilité et intègre une théorie générale du texte qui inclut toutes les formes de réécriture et de transmédialisation d’une œuvre.
Les livrables programmés : portail d’inventaire des adaptations / transpositions des œuvres véristes / naturalistes ; Journée d’étude (2023) ; Colloque international (2025).
Coordination scientifique : Céline Grenaud-Tostain (ITEM)
Responsable de l’aire italienne : Gabriella Alfieri (Université de Catane), Giorgio Longo (université de Lille)
Responsable de l’aire Péninsule ibérique : Celia Vieira (Institut universitaire de Maia)
Partenaires : UMR THALIM, Master Humanités (PSL), DILTEC (Sorbonne Nouvelle)